Chapitre 3

L'affaire Papin, Genet et

Les Bonnes

Les deux bonnes sont là - les dévouées servantes! Devenez plus belle pour les mépriser. Nous ne vous craignons plus. Nous sommes enveloppées, confondues dans nos exhalaisons, dans nos fastes, dans notre haine pour vous. Nous prenons forme, madame. Ne riez pasª

Jamais simple dramatisation du crime la pièce Les Bonnes est devenue l'interprétation la plus connue de l'affaire Papin. On peut parfaitement admettre que le drame présenté par Genet qui a pour sujet deux bonnes qui conspirent à tuer leur patronne (et pourtant échouent) dépasse la vraie histoire du crime des sœurs Papin, mais le savoir que la pièce est basée sur une vraie histoire donne une certaine authenticité à la pièce. Également, l'interprétation de l'affaire qui se trouve dans la pièce fournit une explication à un crime qui est autrement inexplicable. Christine et Léa n'ont jamais donné de raisons cohérentes pour leurs actions ce soir en février 1933, sauf que c'était ´les mystères de la vieª. Leur vie ensemble reste un secret; on n'a jamais appris exactement ce qui s'est passé derrière la porte fermée de leur chambre. Dans Les Bonnes Genet recrée ce monde secret en lui donnant une forme spécifique. Il se trouve ici donc une double transformation. D'une part, comme nous venons de le décrire dans le chapitre précédent, la pièce transforme les détails de la vraie histoire. D'autre part, à cause du fait que la pièce est plus connue que la vraie histoire, la pièce transforme en même temps notre compréhension de l'acte des sœurs Papin.

Les motifs du crime des sœurs Papin restent obscurs. Il existe plusieurs explications de ce qu'elles ont fait. En plus, puisque les interprétations se sont polarisées selon les lignes de fracture politique et sociale bourgeois/anti-bourgeois, certaines s'opposent à l'interprétation officielle du crime comme présentée au procès en 1933. Par conséquent, Genet peut adapter et présenter son interprétation individuelle du crime selon les thèmes qu'il a exploré déjà dans son œuvre et sa vie, c'est-à-dire selon sa propre vision. Dans ce chapitre nous allons voir, en soulignant quelques thèmes généraux de l'œuvre et de la vie de Genet qui se trouvent également dans Les Bonnes, que l'interprétation de Genet forme, appartient au pole anti-bourgeois, en même temps qu'elle reflète les traits du discours artistique que nous avons examinés dans le premier chapitre.

Il n'est guère surprenant que Genet choisit l'histoire du crime des sœurs Papin comme base pour sa pièce de théâtre. Après tout, la pièce Les Bonnes n'est pas le premier ouvrage de Genet qui prend pour sujet le crime ou le meurtre. Bien au contraire, on trouve dans ses œuvres précédentes: ´Le condamné à mortª (1942), Notre-Dame-des-Fleurs (1942), Miracle de la Rose (1946), Querelle de Brest (1947), Haute Surveillance (1947), Pompes Funèbres (1947) et Journal de Voleur (1947), des références vraies ou imaginaires à des criminels, délinquants, prostituées et meurtriers. Genet nous a donné quelques raisons pour son choix d'utiliser les criminels et les meurtriers comme ses personnages principaux. Dans Miracle de la Rose il écrit:

´Aimer commettre un crime de connivence avec le jeune métis sur la couverture du livre déchiré. Je veux chanter l'assassinat, puisque j'aime les assassinsª

Selon McMahon, une préoccupation centrale de Genet est une sorte de désir nostalgique de créer une présence éternelle pour les criminels qu'il admire. C'est-à-dire, il veut immortaliser les légendes des criminels en les écrivant. En d'autres termes, il transforme les événements (ou crimes) du discours médiatique (le domaine du journalisme et des faits divers) en discours artistique. En même temps il s'oppose au discours officiel, c'est-à-dire au discours bourgeois. Cette transformation donne une immortalité à l'histoire des criminels.

Il est vrai que ces transformations des crimes ne ressemblent plus toujours les histoires originelles. En fait, Genet a mélangé des références aux vraies histoires des criminels avec des histoires qu'il a imaginées. Naish appelle cette méthode le "deceptive exactitude" de Genet. Ce que Genet n'inclut pas dans ses œuvres c'est les détails sanglants des crimes. Selon Harry Stewart, la plupart des critiques de Genet ne sont pas conscients des vraies histoires des personnages que Genet décrit dans ses romans et pièces. Comme l'indique Edmund White, ´All Genet's fiction count on the reader's respectful recognition that he has earned from his own experience the right to speak about a mythic individual such as Pilorge ª. C'est dire que Genet peut utiliser le crime de deux façons. D'une part, en utilisant un vrai crime, comme celui des sœurs Papin, il ajoute de la vraisemblance à la pièce. D'autre part, il reste libre de transformer ce crime en lui donnant des formes qui puissent mieux représenter ses propres idées.

Un autre thème qui domine les ouvrages de Genet est le celui du meurtre comme transgression. Pour la société bourgeoise le meurtre est une transgression complète des lois judiciaires et morales de la société bourgeoise. Le meurtrier compromet l'idée que la bourgeoisie a du contrôle de la société. Genet, en effet, a pris le thème du meurtre comme représentant un acte de liberté et le défi du déterminisme caractéristiques du discours artistique. Comme le souligne Richard Coe, selon Genet:

´The act of murder is the absolute dividing-line between the material and the transcendental, the profane and the sacred. Once crossed, the past no longer has any relevant existence, time ceases; the future is an open choice, and the necessity for choice has itself been freely chosen.ª

Comme Paul Hilbert, qui avait reconnu que la vie est coupée en deux par le crime, Genet reconnaît la fracture de vie qui suit un tel acte, c'est-à-dire la métamorphose ou transformation permanente. La fascination avec la métamorphose permanente provoquée par le crime est évidente dans Les Bonnes. Cette métamorphose, ou transformation, est amenée par le fait que le rituel a changé à cause des actions de Claire, c'est-à-dire sa dénonciation de Monsieur. Une fois le rituel entré dans le monde dehors il n'est pas possible de revenir arrière. Les conséquences de cette dénonciation sont claires; on va découvrir leur rituel, leur monde secret. Il s'ensuit que les bonnes vont devenir meurtrières. Cette incapacité de retourner est soulignée dans les paroles de Solange après que Madame leur échappe. Elle dit: ´Maintenant, nous sommes mademoiselle Solange Lemercier. La Lemercier. La fameuse criminelle. (Lasse) Claire, nous sommes perduesª (109). Solange reconnaît qu'elles ont transgressé les limites et en même temps elle concède la permanence de cette transformation.

En célébrant les meurtriers dans ses œuvres Genet rappelle aux bourgeois que leur ordre et leurs lois ne les protègent pas puisque, comme il a montré dans Notre-Dame-des-Fleurs, avec la description de l'arrêt de Weidmann (son meurtrier favori), la menace peut venir de ceux qu'ils prétendent contrôler:

´ Son beau visage multiplié par les machines [...] révélant aux bourgeoises attristés que leur vie quotidienne est frôlée d'assassins enchanteurs, élevés sournoisement jusqu'à leur sommeil qu'ils vont traverser, par quelque escalier d'office qui, complice pour eux, n'a pas grincéª

Genet souligne la notion troublante pour les bourgeois que la menace peut avoir son origine dans leurs propres vies, une notion soulignée dans Les Bonnes où la menace habite dans la même maison. En plus, Genet bouleverse le jugement négatif du discours officiel en le remplaçant par le jugement positif du discours artistique. Le crime est donc un défi de l'ordre établi qui remet en question la société bourgeoise tout entière.

En fait Les Bonnes ont fait un éclat dans le public bourgeois. Ce qui a choqué l'assistance en 1947 n'est pas seulement l'idée que des bonnes, des servantes, tuent leur patronne mais en plus que ces bonnes ne seraient pas satisfaites de leurs vies et de la "générosité" des patronnes. Dans la pièce Genet présente au public, pour la plupart bourgeois, un renversement de l'ordre établi et accepté par ces gens ´bien-pensantsª. Genet reprend ainsi des thèmes qu'on retrouve ailleurs dans son œuvre, ceux du bouleversement, de l'inversion même, de l'ordre établi, d'une négation des valeurs bourgeoises et du renversement des hiérarchies.

Dans sa vie et ses œuvres Genet propose un code moral opposé au code de l'état, c'est-à-dire l'état bourgeois et son ordre moral. Ses conceptions du bien et du mal sont l'inverse de celles établies par l'état. Tout ce qui est déploré et puni par l'état bourgeois est glorifié par Genet. Les vertus principaux qu'il établit sont la trahison, le vol, l'homosexualité et le meurtre. En plus, son ordre s'oppose à la doctrine de l'église catholique, une institution puissante en France. Genet glorifie les gens que l'église condamne: les homosexuels, les prostituées, les voleurs et en particulier les meurtriers. En plus, il présente l'image du criminel comme saint, une image sacrilège dans les yeux de l'église. Par exemple dans Le Balcon Chantal, la prostituée est à la fois un criminel, (une prostituée et une révolutionnaire), et une sainte, le symbole de la révolution.

Dans son ordre moral les criminels sont les vertueux. Mais Genet hiérarchise ces délinquants avec les assassins et meurtriers en haut. Selon Harry Stewart, Genet a construit cette hiérarchie selon certaines distinctions spécifiques qu'il a établi: la conscience du meurtrier, le type de victime et la nécessité du crime. Cette hiérarchie compte sur deux choses: la gravité de la transgression du crime (dans les yeux de la société "bien pensante") et le stoïcisme (manque de repentir) du criminel. C'est pourquoi Genet a toujours valorisé Pilorge et Weidmann. Weidmann estime toujours qu'il a tué seulement pour gagner de l'argent et il ne se repentit jamais. Également, Pilorge a tué Escudero afin de lui voler de l'argent. En plus, comme nous l'avons déjà noté, le manque de repentir des sœurs Papin après leur arrêt, a frappé d'autres intellectuels comme les surréalistes qui ont décrit l'indifférence des sœurs.

Cette hiérarchie des criminels est bien évidente dans la pièce de theatre de Genet, Haute Surveillance, qui raconte l'histoire de trois criminels dans une prison: Yeux-Verts qui est un assassin qui a tué une fille, Lefranc un voleur et Maurice un jeune délinquant qui adore Yeux-Verts et qui vit sous sa protection et son influence. En plus, il y a toujours la présence d'un autre meurtrier, Boule-Neige, un nègre, qui domine la prison et la vie des prisonniers. Boule-Neige est en haut de l'hierarchie dans cette pièce parce qu'il a tué afin de piller et voler tandis que Yeux-Verts n'a commis qu'un seul crime; le meurtre d'une fille et il trouve difficile d'accepter sa culpabilité.

Enfin, en nous présentant son propre ordre moral Genet a proposé une négation des valeurs bourgeoises. En particulier Genet attaque le souci de respectabilité chez les bourgeois. Ceux qui sont dignes de considération, aux yeux des bourgeois, sont ceux qui ont de l'argent, du pouvoir ou qui sont nés dans une famille qui a déjà ces attributs. En revanche, les gens qui commandent le respect dans les ouvrages de Genet sont l'inverse de ceux dans le monde bourgeois, notamment Madame Irma dans la pièce du theatre Le Balcon. Irma est la propriétaire d'une ´maison d'illusionª et on voit qu'elle est très puissante. Elle commande le respect de ses clients, même du chef de la police et elle devient pour quelques temps la reine du pays. Pendant cette pièce Genet joue avec la notion de la respectabilité bourgeoise.

On voit par ce qui précède que la révolte de Genet contre la société bourgeoise a pris la forme d'une tentative de transformer le système des valeurs bourgeoises. C'est dire qu'il remplace cette moralité bourgeoise avec sa propre moralité esthétique. Voici ce qu'on dit Lawrence Leighton dans une étude sur le theatre de Genet:

´Far from being a simple nihilist he practices a transversion of values which erects the thief, the traitor, the murderer into objects of admiration. The "real" world of the bourgeois is subject to every form of attack, the inversion of the moral scale, the ridicule of its structure of pretense, as in the Maids...ª

Dans notre analyse de l'évolution des Bonnes nous avons examiné les différences et les similarités des détails entre la pièce et la vraie histoire de l'affaire Papin. Nous passons maintenant à un examen les thèmes dans Les Bonnes et leur rapport avec le discours artistique.

Tout d'abord, Genet utilise l'idée (qui se trouve également dans les trois discours) que les sœurs Papin ont créé un monde secret dans leur mansarde, afin de créer le monde secret imaginaire qui se trouve dans Les Bonnes. Chaque interprétation spécule sur la question de ce qui se passait derrière la porte fermée de la mansarde des sœurs Papin, mais Genet est le premier interprète qui donne une forme à ce monde. Genet crée ce monde dans la mise en scène: au début de la pièce on voit la chambre de Madame, une chambre dans une maison bourgeoise avec ses meubles Louis XV et des fleurs à profusion. C'est un monde enfermé: la porte est fermée et la fenêtre qui est la seule ouverture au monde de dehors n'ouvre que sur la façade de l'immeuble en face. Bien qu'il semble que les bonnes pourraient sortir, elles restent la plupart de temps dans l'appartement. Isolées du monde du dehors, elles font le ménage et jouent dans leurs rituels. L'appartement est divisé entre deux ´domainesª distinctes, le domaine des bonnes est la cuisine et leur mansarde, domaine qui est contrasté avec la chambre de Madame. Selon Savona, la chambre de Madame, telle qu'elle est présentée sur la scène représente un territoire interdit pour les bonnes.

Les bonnes ne sont pas seulement contraintes par les restrictions physiques de leur monde. Il est évident dans la pièce que les sœurs n'ont pas d'indépendance économique. Par exemple Claire et Solange ne possèdent que leurs robes noires de domestiques et les anciennes robes de Madame. Ce manque d'indépendance est souligné dans la quatrième partie de la pièce après la sortie de Madame quand les sœurs discutent de ce qu'elles peuvent faire. Solange suggère qu'elles fuient: ´Il faut partir. Emportons nos fringues. Vite, vite, Claire... Prenons le train... le bateau...ª (94) mais Claire répond qu'elles ne possèdent pas de moyens pour échapper: ´Où irions-nous? Que ferions-nous pour vivre. Nous sommes pauvres!ª (95). D'après Thody, qui a fait une analyse sociologique des problèmes soulevés par Les Bonnes, les conditions de vie des deux bonnes sont semblables aux conditions du féodalisme. Les bonnes travaillent pour Madame et elles souhaitent la sécurité mais Madame ne respectent pas ses conditions. Genet nous présente dans Les Bonnes des diverses formes d'enfermement et d'oppression bourgeoise qui délimitent le monde des bonnes. A la pauvreté des deux sœurs, et au fait qu'elles ne peuvent pas s'échapper, s'ajoute la tyrannie de Madame. Les bonnes sont donc des victimes de l'ordre bourgeois.. Cette image s'accorde avec d'autres exemples du discours artistique, ces interprétations anti-bourgeoises qui s'opposent au discours officiel.

D'autres themes de Genet se trouvent également dans Les Bonnes et le discours artistique. Nous avons déjà parlé du désir de Genet d'immortaliser les criminels. Cette immortalité est illustré dans les mots de Solange. Elle attend l'arrivée de Madame et Monsieur et sa dénonciation, et elle imagine son arrêt, son exécution et finalement son enterrement:

´Je suis la poule noire, j'ai mes juges. J'appartiens à la police [...] Non, Monsieur l'Inspecteur, je n'expliquerai rien devant eux [..]Sortir. Descendre le grand escalier: la police m'accompagne. Mettez-vous au balcon pour la voir marcher entre les pertinents noirs [...]Le bourreau m'accompagne! Elle sera conduite en cortège par toutes les bonnes du quartier, par tous les domestiques qui ont accompagné Claire à sa dernière demeure.ª (107-108)

A ce moment Solange imagine son immortalité d'infamie qui suivra son crime. En outre, l'image du criminel comme saint, une image utilisée souvent par Genet, est mise en évidence dans les mots de Claire : ´Solange, à nous deux, nous serons ce couple éternel, du criminel et de la sainte.ª (60)

Les thèmes que Genet a déjà développés reviennent dans cette pièce: le bouleversement des hiérarchies, l'hypocrisie et la négation des valeurs bourgeoises. En fait, tous ces éléments de sa vision anti-bourgeoise influencent son interprétation de l'affaire Papin.

La division du monde en hiérarchies est évidente dans Les Bonnes. Au début de la pièce, nous voyons l'exemple d'une petite, pourtant forte, hiérarchie domestique: une femme bourgeoise parle avec sa bonne. La femme réprimande la bonne et nous notons, par ses mots, qu'elle est la dominante de cette hiérarchie: ´Et ces gants! Ces éternels gants! Je t'ai dit souvent de les laisser à la cuisine [...] Non, non, ne mens pas, c'est inutile.ª(15) Nous notons en plus, par les réponses de la bonne, que celle-ci est la dominée (dominée par sa patronne nulle doute) dans cette hiérarchie: ´Que Madame m'excuse, je prépare le tilleul de Madameª (16) Cependant cette hiérarchie est fausse parce que, comme nous le découvrons, c'est un rituel que nous observons. La ´Madameª est en réalité une bonne, la sœur de l'autre bonne. Quand on découvre que Claire n'est pas la femme bourgeoise, elle semble perdre son autorité puis qu'elle n'est qu'une bonne. Cependant, Genet a joué avec notre conception des relations du pouvoir dans ces hiérarchies. Il y a un va-et-vient de la position du pouvoir dans cette hiérarchie. D'une part, le pouvoir de la vraie Madame a été diminué par les actions des bonnes. Ce fait est souligné par la répétition des mots de Claire-Madame par la vraie Madame:

CLAIRE: ´Monsieur n'est pas mort, Claire [Claire-Solange]. Monsieur, de bagne en bagne, sera conduit jusqu'à la Guyane peut-être, et moi, sa maîtresse, folle de douleur, je l'accompagnerai. Je serai du convoi. Je partagerais sa gloireª (21)

MADAME: ´Monsieur n'est pas coupable mais s'il l'était, avec quelle joie j'accepterais de porter sa croix! D'étape en étape, de prison en prison, et jusqu'au bagne je le suivrais. A pied s'il faut. Jusqu'au bagne, jusqu'au bagne, Solange!ª (68-69)

A cause de leur rituel la position de Madame, une position bourgeoise, est corrompue à nos yeux. Les mots de Madame se vident. D'autre part, Claire ne joue pas toujours le rôle de ´Madameª, elle le partage avec sa sœur (43) et ce n'est que par hasard que ce soir c'est Claire qui joue ´Madameª. En plus, la femme qui est ´Madameª n'est pas nécessairement toujours la femme dominante. Elle soupçonne les actions de la ´bonneª. Par exemple, Claire-Madame dit plusieurs fois à Solange-Claire de ne pas la dominer. (35, 57, 59). L'ordre bourgeois s'organise autour de la notion que les hiérarchies qu'il construit sont stables et naturels. Cependant, dans Les Bonnes Genet montre que ses hiérarchies ne sont pas stables mais, par contre qu'elles ne sont que des rôles qu'on adopte.

Les bonnes dans la pièce restent conscientes de la distinction entre les deux mondes. Ceci est reflété dans leur comportement. Solange et Claire, qui semblent puissantes dans leur rituel, changent totalement quand Madame rentre. Elles deviennent humbles et obéissantes devant leur patronne, elles deviennent, comme les Papin, des servantes ´modèlesª. En plus, la vraie Madame ne ressemble pas au personnage décrit par Claire dans le premier mouvement. Elle ne réprimande pas les bonnes, en fait elle est trop occupée par ses propres problèmes. Elle est étourdie et elle exagère tout. On peut deviner ses actes de bienfaisance. Cependant, quoique son autorité soit ridiculisée et diminuée dans le rituel des bonnes, son pouvoir de faire peur aux bonnes reste intact.

En examinant les relations du pouvoir dans la société Genet souligne en plus l'hypocrisie de la société bourgeoise. C'est-à-dire que la société bourgeoise prétende être juste et agir pour le bien du peuple, tandis que les bourgeois ne partagent avec celui-ci ni leur pouvoir ni leur richesse. Le discours artistique confronte contre cette hypocrisie bourgeoise en adoptant comme héros ou héroïnes les criminels que la société bourgeoise rejette. Comme le souligne Simone de Beauvoir, le discours artistique s'intéresse aux affaires comme celles des sœurs Papin parce qu'elles mettent ´à nu tares les hypocrisies bourgeoises, abattant les façades derrière lesquelles se déguisent les foyers et les cœurs.ª

Cette hypocrisie bourgeoise est évidente dans les réactions des bourgeois à la pièce. Ce qui a choqué l'assistance en 1947 est l'idée que des bonnes, des servantes, puissent tuer leur patronne. Le discours artistique a souligné la menace de la révolte des classes inférieures. En plus, le fait que les bonnes font une mascarade dans les vêtements et le maquillage de Madame quand elle est absente s'oppose à la notion chez certains bourgeois que les servantes doivent rester dans leurs propres ´domainesª de la maison; les cuisines et les mansardes. Genet aimait raconter l'histoire d'une femme bourgeoise d'un certain age qui lui a parlé après la première représentation de la pièce. Elle a dit qu'elle donnait ses anciennes robes aux bonnes. Puis Genet lui a demandé si sa bonne lui donnait ses anciennes robes de domestique. Genet met en évidence et manipule cette hypocrisie chez certaines bourgeoises. La société bourgeoise prétend être juste mais Genet expose dans la pièce que les relations du pouvoir sont basées sur des structures du pouvoir qui sont en fait oppressives. Dans la pièce Madame, après avoir déclaré qu'elle accompagnera Monsieur en prison, affirme qu'elle n'a plus besoin de ses robes, ´J'abandonne mes toilettesª (73), et elle les donne aux bonnes (77-78). Mais, au moment qu'elle apprend que Monsieur est en liberté elle s'occupe de nouveau de sa toilette: ´Tu n'oublieras pas de faire résoudre la doublure de mon manteauª (83)

Cette hypocrisie est soulignée par d'autres contradictions: avant qu'elle apprend que Monsieur a été libéré de la prison Madame parle aux bonnes comme si elles étaient ses filles:

´Vous êtes en peu mes filles. Avec vous la vie me sera moins triste. Nous partirons pour la campagne. Vous aurez les fleurs du jardin. Mais vous n'aimez pas les jeux. Vous êtes jeunes et vous ne riez jamais. A la campagne vous serez tranquilles. Je vous dorloterai. Et plus tard; je vous laisserai tout ce qui j'ai. D'ailleurs, que manque-t-il? Rien qu'avec mes anciennes robes vous pourriez être vêtues comme des princesses.ª (74)

Mais après qu'elle découvre la libération de son amant on voit un changement total dans son comportement. Elle reprend son rôle de maîtresse de la maison : elle réprimande les bonnes pour le maquillage sur le visage de Claire (84-85), le réveille-matin qui reste dans la chambre (86) et la carence des travaux ménagères: ´... de négligence. (Elle passe la main sur le meuble) Vous les chargez des roses mais essuyez pas les meublesª (88) Madame s'occupe de ses bonnes seulement quand elle n'a rien d'autre à faire ou quand Monsieur n'est pas présent. Les sentiments de Madame donc sont faux. Par son hypocrisie elle crée une oppression physique et psychologique pour les deux bonnes. Nous avons déjà noté que selon les interprétations du discours artistique ce n'est pas les opprimées, c'est-à-dire les bonnes, qui sont les coupables mais le système de ´bienfaisanceª que la société bourgeois a mis en place. Avec sa description du personnage de Madame dans Les Bonnes, Genet montre comment cette hypocrisie des bourgeois est perpétuée, mais en même temps il souligne que ce système bourgeois est responsable du crime des bonnes.

Cette négation des valeurs bourgeoises que nous avons signalée comme caractéristique de Genet et du discours artistique se trouve également dans Les Bonnes. Solange et Claire montrent leur manque du respect pour Madame. Elles font semblant de lui être fidèles. Ceci est évidente dans leur rituel et la façon dont elles dépeignent le personnage de Madame. Elles ridiculisent les réactions de Madame face à la crise de l'emprisonnement de Monsieur:

CLAIRE: Sans moi, sans ma lettre de dénonciation, tu n'aurais pas eu ce spectacle : L'amant avec les menottes et Madame en larmes. Elle peut en mourir. Ce matin, elle ne tenait plus debout.

SOLANGE: Tant, mieux. Qu'elle en claque! Et que j'hérite, à la fin! (37)

En plus elles n'ont pas de respect pour sa propriété. Dans son absence les bonnes s'habillent dans les robes de Madame, se fardent avec le maquillage de Madame et regardent les affaires privées de Madame et Monsieur dans la secrétaire. Solange crache sur la robe de Madame dans le rituel aussi (28).

Le discours artistique veut transformer le crime en acte esthétique. Rappelons l'interprétation des surréalistes qui lient l'image du crime avec Maldoror, leur héros, et celle de Sartre qui évoque l'image des meurtrières dans ´Erostateª. C'est l'admiration de la beauté de la violence de l'acte qui frappe ces interprètes. Nous avons déjà remarqué la tendance de Genet `a omettre les détails sanglants des crimes dont il écrit. C'est pourquoi donc Genet a transformé les détails du crime des sœurs Papin dans Les Bonnes. Pour Genet, dans cette pièce, ce n'est pas nécessairement la beauté de la violence qu'il montre mais la beauté de l'acte. Tous les rituels dans la pièce sont des actes esthétiques parce qu'ils constituent la représentation inversée de la société bourgeoise et les participants jouent des rôles. En plus, le meurtre/suicide de Claire-Madame est un acte esthétique. Claire, ayant décidé de se suicider, reprend le rôle de Madame. Elle s'habille dans la robe de Madame et imite ses manières, et en effet, elle n'est plus Claire mais elle est devenue Madame et c'est Madame qui va mourir.

En bref, la transformation de l'affaire Papin en fiction par Genet lui permet d'imaginer les motivations des sœurs. Dans son interprétation il donne aux actions un sens qui manque dans le discours officiel. Genet souligne l'hypocrisie de la société bourgeoise, la société qui a condamné les actions des Papin, et il oppose cet ordre dans la pièce. La société bourgeoise est basée sur la notion qu'il existe des hiérarchies stables mais Genet bouleverse ses hiérarchies en adoptant les bonnes/meurtrières comme des héroïnes. En plus, puisque la pièce est peut-être plus connue que la vraie affaire, Genet a perpétué à travers ce discours artistique de l'affaire Papin, l'interprétation anti-bourgeoise du crime.

 

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