Chapitre 1

Monstres ou Martyres?:

interprétations de l'affaire Papin.

´Deux anges? Non! Deux monstres qui, au Mans, arrachèrent les yeux de leurs patronnesª

´Les deux sœurs s'étaient faites les instruments et les martyres d'une sombre justiceª

Le crime des sœurs Papin est jugé le 29 septembre 1933 dans la salle des assises du Palais de Justice au Mans. Depuis le février l'affaire a attiré beaucoup d'intérêt dans toute région de la France. Les journaux régionaux et parisiens ont raconté toute drame du cas pendant les derniers huit mois. A l'extérieur du Palais la foule s'assemble et dans la salle il a fallu installer des tables supplémentaires pour les quarante journalistes (dont Jérôme et Jean Tharaud du grand journal parisien Paris-Soir) qui assistent au procès. Les Français attendent le jugement sur les actions de Christine et Léa Papin.

Il faut tout d'abord souligner que le procès ne s’occupent pas de la culpabilité des deux femmes. Après tout Christine et Léa ont été trouvées en flagrant délit et elles ont déjà avoué le crime devant le juge d'instruction. La défense n'a jamais contesté le fait que les deux sœurs ont tué les femmes Lancelin. A la place le procès ne s'occupe que de la responsabilité des deux femmes.

D'après l'article 64 du Code pénal français, ´il n'y a ni crime ni délit, lorsque le prévenu était en état de démence au temps de l'action, ou lorsqu'il a été contraint par une force à laquelle il n'a pu résisterª. Ces personnes qui sont considérées comme étant en état de démence ne sont pas considérées responsables de leurs actions aux yeux de la loi française. D'autre part, les personnes qui ont prémédité leur crime ne peuvent pas être considérées en état de démence. C'est selon ses deux principes que la défense et la partie civile essayent de déterminer la responsabilité des deux accusées. La question fondamentale du procès est posée: les sœurs Papin avaient-elles agi l'une et l'autre dans une crise de démence ou en pleine conscience?

L'évaluation de l'état mental des sœurs est fondamentale pour le discours officiel ou bourgeois. Selon Michel Foucault: ´depuis le fond du Moyen Age le fou est celui dont le discours ne peut pas circuler comme celui des autresª. C'est-à-dire que le fou est exclu du discours de la société, le discours officiel.

Afin d'établir l'état mental des deux sœurs, le juge d'instruction a demandé l'examen des femmes par Dr. Schutzenberger, directeur de l'hospice des aliénés du Mans. Il les a examinées pendant les deux mois après le crime. Au bout de cette période il a trouvé que les deux sœurs ont été parfaitement responsables. Le juge d'instruction, M. Herbert, qui de première vue du crime l'avait jugé un acte de folie, a demandé deux nouvelles expertises. Les deux experts nommés sont Dr. Baruk, directeur de l'hospice des aliénés d'Angers et Dr. Truelle, chef de service à Sainte-Anne. Chacun ont examiné les femmes deux fois. Les examens n'ont duré qu'une demi heure chacun. Après ces examens les trois experts ont signé un rapport qui a conclu qu'il n'y avait chez elles ´aucune anomalie mentale ou physique de nature à atténuer dans une certaine mesure leur responsabilitéª Malgré le fait qu'en prison Christine Papin a démontré quelques crises nouvelles les experts sont restés de l'opinion que les deux femmes sont tout à fait responsables. Le juge d'instruction avait demandé un nouvel examen de Dr. Schutzenberger mais il n'a pas changé son avis.

Après ces crises nouvelles la défense, sous Maître Germaine Briere, a demandé au Docteur Logre, un psychiatre parisien, d'examiner le dossier des deux sœurs. Dr. Logre a déterminé que le premier rapport des trois autres experts n'a pas tenu compte des faits antérieurs au crime. Selon Logre, il faut tenir compte de l'alcoolisme de Gustave Papin, le père des deux sœurs et de l'internement d'une de leurs cousines, c'est-à-dire de l'incidence de démence dans la famille Papin. Il soutient cette notion en citant les témoignages du maire du Mans qui a raconté un incident qui s'était passé deux années auparavant dans son bureau. En l'automne de 1931 Christine et Léa Papin se présentaient à la mairie afin d'obtenir l'émancipation de la cadette. D'après le maire, les deux femmes étaient dans un état de surexcitation, leur langage était étrange et incohérent et elles lui ont parlé de persécution. Il avait l'impression que les deux sœurs étaient ´piquéesª et ´persécutéesª. Retournant au présent, Logre croie qu'il y a certains détails du crime qui indique le sadisme et il prétend que l'arrachement des yeux avec les doigts n'est jamais vu en dehors des cas de démence. Logre a proposé les raisons d'hystero-epilepsie mais il conclut également que les faits qu'il a examinés dans le dossier (il n'a jamais vu en personne les deux sœurs) ne lui permettent pas d'établir scientifiquement que les sœurs Papin ont agi dans un état de démence. Donc, la défense demande une nouvelle expertise parce que, d'après Logre, il reste un doute sur l'état mental des bonnes. La défense essaye d'exclure la parole des deux femmes du procès. Si les sœurs sont considérées folles, le cas ne peut pas prendre une place dans le discours officiel. Comme le souligne Foucault à propos du fou: ´il arrive que sa parole soit tenue pour nulle et non avenue, n'ayant ni vérité ni importance, ne pouvant pas faire foi en justiceª.

A ce point dans le procès le sort des deux sœurs dépende de la capacité des experts à influencer le jury. La partie civile essaye de discréditer le témoignage de Dr. Logre parce que le docteur n'a jamais vu ni parler avec les accusées, mais, comme nous avons déjà noté, Dr. Truelle et Dr. Baruk n'ont vu les femmes que deux fois, durant une demi-heure. En plus, le procès devient un conflit entre deux personnalités, celle de Logre et celle de Truelle. Chaque côté de la barre essaye d'exclure le discours de l'autre. Cependant, le président de la cour refuse la demande d'un examen mental supplémentaire. Donc, à cause du fait que les femmes sont considérées responsables de leur crime elles restent dans le discours officiel.

Ayant établi que les deux sœurs n'ont pas agi en état de démence la partie civile a essayé de déterminer les mobiles du crime. Elle ne peut pas établir la préméditation: le marteau qu'on accuse les sœurs d'avoir acheté appartiennent aux Lancelin et les deux couteaux sont trouvés dans le tiroir à la cuisine. La seule preuve de préméditation que la partie civile peut trouver est un incident trois ans auparavant entre Mme Lancelin et Léa Papin. Léa, en faisant le ménage, a laissé tomber sur le tapis un morceau de papier de corbeille. Mme Lancelin en saisissant la bonne par l'épaule gauche a forcé Léa de s'agenouiller pour ramasser le papier. Léa a dit à sa sœur: ´Qu'elle ne recommence pas ou je me défendraiª. Cependant les deux sœurs n'ont jamais exprimé de haine contre leurs patronnes. La partie civile ne peut pas trouver aucun évidence de préméditation.

Avant de passer à une analyse du jugement du procès il faut rappeler la responsabilité et la fonction du système judiciaire. Comme nous avons déjà noté dans notre introduction générale, le système judiciaire doit garantir également la liberté individuelle et la défense de la société. En principe, la loi doit fonctionner sans émotion. Cependant, dans le cas du procès des sœurs Papin il semble que chaque coté de la barre utilise émotion afin d'influencer le jury.

D'une part, la partie civile a utilisé l'image de deux monstres qui ont tué leurs patronnes en sang froid. Même le témoignage du médecin légiste, un expert scientifique, porte un jugement sur les femmes qui ajoute à l'image des monstres. Dr. Chartier, qui a examiné les corps de Mme et Mlle Lancelin, déclare qu'au cours de sa carrière il n'a jamais vu des cadavres aussi affreusement mutilés. Quand il décrit les blessures sur les victimes le public manifeste. Ce n'est qu'après que le président menace de faire évacuer la salle que le calme est revenu.

D'autre part, la défense en réalisant que toute critique de la famille Lancelin ne pouvait qu'aggraver son cas, doit porter son argument sur les aspects ´immotivésª du crime qui impliqueraient l'existence d'une anomalie mentale chez les sœurs. Les Lancelin sont une famille bourgeoise respectée dans la région et l'honorabilité et le comportement des deux victimes n'est jamais remis en question. Ils n'ont pas maltraité leurs bonnes, toutes les anciennes domestiques des Lancelin témoignent en faveur de la famille. En fait, les domestiques qui ont travaillé chez Lancelin sont privilégiées, après tout elles avaient l'électricité et le chauffage dans leur chambre, quelque chose de rare dans les années 30. La défense donc souligne les aspects immotivés du crime. Pour Maître Germaine Briere les sœurs sont victimes de leur folie et elle demande une nouvelle expertise sur les accusées en rappelant sa première rencontre avec les deux sœurs: ´je croyais que j'allais me trouver en présence de deux brutes; j'ai trouvé deux pauvres filles, polies et déférentes, qui conservaient à leurs victimes tout leur respect.ª Voici la naissance des deux images opposées des sœurs Papin. D'une part, elles sont décrit comme des brutes, comme des monstres. D'autre part, on les trouve polies et généreuses.

Les bourgeois sont horrifiés par l'affaire non seulement parce que le crime évoque la notion de la haine sociale, une menace très connue des années 30 mais aussi parce qu'il évoque le peur du désordre dans la maison. On pourrait accepter l'idée qu'un fou inconnu a tué les deux femmes mais l'idée que des bonnes, en particulier les bonnes qui habitaient dans la maison depuis plusieurs années et qui ne se plaindraient jamais de leur existence, a fait peur à beaucoup de bourgeois. Le sentiment chez les bourgeois en 1933 est que les deux sœurs sont des monstres qui, ayant tué leurs patronnes, doivent être condamnée à mort. Ils ne peuvent pas accepté l'explication d'un état de folie parce qu'ils voudraient que les deux sœurs soient punies. Pour eux les actions des sœurs représentent la menace d'autres domestiques et donc le procès doit représenter une condamnation de ces actions. Cela est reflété dans le jugement du procureur M. Rierget:

´Le crime que vous avez à juger est le plus horrible, le plus abominable qui soit dans les annales judiciaires. Au cours d'une carrière déjà longue, je n'ai jamais vu bouillie aussi sanglante... En tout, quatre personnes, quatre femmes; deux d'entre elles, les victimes, deux femmes de haute vertu, irréprochables appartenant l'une et l'autre au meilleur de la société mancelle; de l'autre coté, deux filles, celles qui sont là, et pourtant de moralité parfaitement irréprochables elles aussi [...] Les chiennes enragées mordent par besoin morbide, les chiens hargneux, capables quelquefois d'affection, mordent d'aventure. Les filles Papin ne sont pas des chiens enragés, mais simplement des chiennes hargneuses qui mordent la main qui ne les caresse plus [...] Pas de pitié. En ont-elles eu ces filles-là pour les malheureuses victimes qui ne leur voulaient que leur bien?ª

Après ce jugement féroce le jury délibère sur le sort des sœurs. La délibération est brève et ils trouvent Christine et Léa Papin coupables du crime. Christine reçoit la peine de mort mais Léa n'est condamnée qu'à dix ans de travaux forcés et vingt ans d'interdiction de séjour.

En résumé, nous avons isolé le procès comme l'interprétation officielle du crime parce qu'il est la façon dont la société interprète le crime. Le discours officiel de l'affaire est construit par cette interprétation fournie par le verdict du procès. L'interprétation officielle et bourgeoise de cette affaire reste que les deux sœurs ont tué leurs patronnes en pleine conscience et en sang froid. En plus, c'est le discours officiel qui servi de rétablir l'ordre, c'est-à-dire que le désordre du crime est remplacé avec l'ordre dans la punition juste. Par conséquence, ce discours officiel est au service de l'ordre établi qui est bourgeois.

Le deuxième discours que nous avons identifié c'est le discours médiatique. Ce discours comprend, pour la plupart, ces interprétations qui prennent la forme des articles des journaux contemporains mais nous avons inclue également d’autres exemples des ´vraies histoiresª de l’affaire et le genre du ´vrai crimeª. Ces commentaires reflètent la polarisation des sentiments bourgeois et anti-bourgeois au sujet de l'affaire. La division des réactions à l'affaire Papin est évidente dans les commentaires dans la presse contemporaine. Ce n'est pas seulement dans la cour d’assises que le débat sur la responsabilité des sœurs continuent mais dans les journaux aussi.

D'une part, la plupart des journaux approuvent le verdict du tribunal; ils s'accordent avec le discours officiel, c’est-à-dire l’interprétation bourgeoise du crime. Ils n'acceptent pas la notion que les meurtrières soient folles. Cette réaction est fortement représentée par Georges Iman dans Candide. Iman n'acceptent l’idée de la folie criminelle parce que, pour lui, le clivage entre l'innocence et la culpabilité est évidente:

´Le catéchisme definit les pêchés capitaux, ceux qui sont la source d'autres pêchés et il cite ces 7 principaux ennemis de nos âmes, parmi lesquels l’orgueil, l'envie et la colère. Voici pour les Papin.ª

Iman évoque avec scepticisme de la façon dont la psychiatrie est utilisée par la défense. Selon lui, la notion de ´folie criminelleª est utilisée trop fréquemment par les criminels pour justifier leurs actions. Cette notion est nouvelle et il parle avec nostalgie de la justice ancienne:

´Certes, depuis que la vulgarisation et l'enseignement primaire ont permis à tous les bonshommes de la rue de palabrer à leur aise et de trancher toutes les questions, la ´folie criminelleª a enregistré une vogue, inconnue au bon temps où l'on appelait un voleur un voleur, un assassin un assassinª

D'autre part, certains écrivains considèrent la notion que les deux femmes, ou du moins Christine, sont probablement folles mais ils croient que c'est mieux pour la société si la justice soit faite. Si on avait acquitté les sœurs peut-être que cette ´victoireª aurait inspiré d’autre assassinats. On peut considérer cette réaction comme une réaction conservatrice. L’écrivain accepte l’ordre moral qui est établi par la société bourgeoise et souligné par l’interprétation officielle du crime. Cela est reflété dans le commentaire de André Lang dans Gringoire:

´Les sœurs Papin sont probablement folles comme inclinent à le croire les Tharaud. Et l'on ne doit punir les fous. Mais il n’y a pas qu'elles en cause. Et, tout compte fait, je crois que leur acquittement eût eu des conséquences beaucoup plus graves que leur condamnationª

Il n'est guère surprenant que l'êxtreme-gauche de cette époque s’intéresse beaucoup à l'affaire. Pour les communistes, par exemple, les sœurs symbolisent l'exploitation par la classe bourgeoise. L'article ´Les meurtrières du Mans sont des victimes de l'exploitation et de la servitudeª, qui paraît dans le journal communiste L'Humanité deux jours après le meurtre, illustre bien la naissance du mythe anti-bourgeois de l'affaire. L’écrivain constate que les antécédents du crime ´donnent à ce horrible drame un caractère nettement social.ª En fait cet article est une condamnation des institutions ´de bienfaisanceª bourgeoises et de la servitude. L’écrivain prétend que ces institutions ont produit ce crime:

´La misère, l'isolement, la claustration continue, la servitude, travaillant sans doute sur un terrain héréditairement mauvais, ont produit cette double monstruositéª

Les thèmes de l'esclavage des domestiques et la ´jeunesse atrophiéeª sont soulevés dans ce court article. Les communistes utilisent l'affaire Papin afin de souligner leur propre idéologie concernant la lutte contre la classe bourgeoise. Ils concluent l'article avec une observation sur la structure de la société bourgeoise et la philosophie qui s’en inspire:

´Le drame du Mans rappelle à ceux qui se gargarisent des ´principes démocratiquesª qu'en pleine France ´des droits de l'hommeª on peut voir des types d'esclaves comme la plus haute antiquité n'en pouvait montrer de piresª

On retrouve d'ailleurs les même thèmes dans les articles écrits sur le procès des sœurs en septembre 1933. Dans l'article publiée le 28 septembre, le jour du procès, l’écrivain constate qu'on peut chercher les véritables raisons pour le crime ´dans l'enfer que vivaient ces deux domestiques dans cette famille bourgeoiseª. C’est-à-dire que c'est la faute du système bourgeois de la servitude. Ce n'est pas seulement les conditions physiques qui sont en cause mais ´les vexations, les rabaissements que chaque jour leur faisaient subir les patrons et la patronne en particulierª. Cette vie de servitude est, selon les communistes, une sorte de prison, même un ´enferª.

Les thèmes de l’esclavage des domestiques et l'exploitation par la classe bourgeoise sont renforcés tout au long de l'article et dans l'article qui parait le lendemain. Quoique l’écrivain dise qu'il ´ne s'agit pas ici d'approuver le geste des deux sœursª il continue sa condamnation de la classe bourgeoise et la façon dont les domestiques sont exploitées. Il conclut cet article en disant que cette affaire symbolise les fautes de la classe bourgeoise:

´Ce procès ne devrait pas être celui des sœurs Papin toutes seules, mais aussi celui de la sacro-sainte famille bourgeoise au sein de laquelle se développe et fleurit quand ce n'est pas les pires turpitudes, la méchanceté [sic] et le mépris pour ceux qui gagnent leur vie à servirª

Les communistes continuent leur condamnation de la classe bourgeoise après le verdict. Ils croient que le système de justice ne peut pas être juste parce que ce système est contrôlé par les bourgeois. Pour les communistes ce procès des sœurs Papin souligne la férocité de la classe bourgeoise contre la classe ouvrière. L'affaire n'est plus une investigation d'un meurtre mais elle est devenue un symbole de la lutte des classes en France à cette époque. Christine et Léa sont des ´jeunes exploitéesª, les victimes d'un système ´haineuxª.

Ensuite, cette représentation des sœurs comme des victimes est renforcée par l'examen des mots du procureur général Riegert qui décrit les sœurs Papin comme ´des chiennes qui mordent la main quand on ne les caresse plus!ª. Les communistes condamnent les mots ´forcenéª et ´féroceª de ce ´bourgeois haineuxª. Pour les communistes M. Riegert ne représente qu'un bourgeois qui exploite les bonnes mais qui, en plus, ne considère les bonnes comme des êtres humains avec les même droits: ´et c'est bien le langage féroce d'un bourgeois pour qui les exploités sont des chiens que l'on doit cingler à coups de fouetª.

Enfin les communistes lient l'image des sœurs Papin comme les ´jeunes exploitéesª avec l'image d'une classe exploitée unifiée. Ils concluent leur examen (ou interprétation) de l'affaire Papin en faisant appel aux autres femmes exploitées:

´Que les dizaines de milliers de "petites bonnes" partie de la jeunesse exploitée viennent aux côtés de leurs sœurs des usines et des bureaux à l'action pour la défense de leurs revendications pour leur émancipationª

Les sœurs Papin sont devenues, pour les communistes, les symboles d'une classe exploitée.

D'ailleurs, l'image des esclaves est partagée par d'autres écrivains de l’époque, notamment Robert Dieudonné de l'Œuvre qui écrit un article intitulé ´Révolte d'esclavesª. Selon lui, les sœurs ne sont pas seulement les victimes de l'esclavage de servitude mais le produit d'un système des institutions de bienfaisance, c’est-à-dire l'Assistance publique et les orphelinats. Il compare la vie des bonnes: ´la pauvre qui a commis une maladresse et que la femme de notaire gifle avec violenceª avec les enfants qui habitent dans les institutions: ´les pauvres gosses de treize ans ou quatorze ans orphelins ou pupilles de l'Assistance publique, que l'on contraint à de dures besognes au-dessus de leurs forces et de leurs âgesª. Cette comparaison peut faire référence à la vie des sœurs Papin parce que toutes les deux femmes ont vécu dans des institutions, l'une au Bon-Pasteur, l'autre à l'Institut Saint-Charles. Pour la gauche ces institutions représentent la contrôle de l’état, l’état bourgeois sur la classe ouvrière. L'image de l'esclavage institutionnel est utilisée fréquemment par les écrivains de gauche quand ils parlent de l'affaire Papin. Pour eux, le meurtre des Lancelin était un produit de l'enfance de Christine et Léa.

Pour leur part, les écrivains de droite, afin de contredire ces arguments de la gauche, évoquent les aspects sanglants du crime. Clément Vautel dans La Sarthe (journal régional) compare les appels de la gauche avec les incidents en Russe:

´mais se doute-t-il [Dieudonné] qu'en écrivant d'une plume trempée dans son encrier de gauche, de tels articles, il attise le feu des haines, des révoltes sanglantes? Il doit cependant avoir entendu parler de ces bourreaux russes qui, aux premiers jours du bolchevisme, enlevaient les yeux des ´bourgeoisª avec les petites cuillers aux bords aiguisésª

La menace du bolchevisme était considérée comme véritable dans les années trente. Toute notion de la révolte est liée, par la droite, avec des récits sanglants de la révolution de 1917 et les conditions de vie en Russe sous le régime de Staline.

Ce qui est intéressant est que la gauche et la droite ont toutes les deux utilisé les sœurs Papin comme symbole de la révolte de classe. D’après la gauche, le fait que les sœurs ont tué leurs patronnes représente la possibilité de la révolte contre les exploiteurs, les bourgeois. En plus, le procès représente l'injustice du système judiciaire qui est contrôlé par les bourgeois. D’autre côté, selon la droite les sœurs représentent la menace ou la possibilité de la révolte de classe et le procès représente la façon dont il faut éviter une telle révolte dans l’avenir. En fait, cette affaire justifie, pour la droite, un contrôle plus fort sur les classes inférieures de la société.

Ce n'est pas seulement les journalistes qui s’intéressent à l’affaire Papin. L'affaire est devenue une cause célèbre en France, l'histoire des deux sœurs étant explorée par beaucoup d’écrivains. Il n’est guère étonnant que les écrivains du genre du ´vrai crimeª s’intéressent à l’affaire Papin. L’histoire du crime contient tout les éléments nécessaires pour un récit de ce genre: détails sanglants, victimes ´innocentesª, et un grand procès. Le premier exemple de ce genre parait dans le magazine Détective qui, en février 1933, a consacré un numéro spécial à l'histoire des ´Brebis enragéesª. Les magazines comme Détective racontent les histoires de crimes et causes célèbres. Ils sont différents aux journaux parce qu’ils sont influencés par le genre fictif du crime. Les articles des magazines sont écrits dans un style narratif, c’est-à-dire qu’ils utilisent les descriptions, l’action et le dialogue afin de donner un sens ´réelª à l’intrigue. Souvent il y a des références aux conversations entre tout les personnages (même les victimes!) dans ces articles que l’écrivain doit inventer. En outre, parfois l'écrivain ajoute des détails imaginaires aux vraies histoires. Donc ces interprétations touchent à la fiction.

Dans le numéro spécial de Détective consacré aux sœurs Papin, elles sont dépeintes comme des monstres. Une photographie des deux sœurs est mis à la une. C'est une photographie de deux jeunes femmes vêtues en deux robes identiques avec les coiffures frisées. Cette photographie est contrastée avec les mots: ´Deux anges? Non! Deux monstres qui, au Mans, arrachèrent les yeux de leurs patronnes. Orbites vides, crânes défoncés vivantes encore, les victimes moururent après une atroce ag...[sic]ª. Détective souligne la conception bourgeoise de ces deux femmes, qu'elles sont des monstres.

Contrairement au discours officiel, qui n'est qu'une interprétation bourgeoise de l'affaire, le discours médiatique embrasse des interprétations diverses du crime. La division politique entre la droite et la gauche, entre bourgeois et anti-bourgeois de cette époque est reflétée dans ces diverses interprétations. En bref, nous avons monté ici que d'un côté, la plupart des écrivains de la droite et les écrivains qui soutiennent l'ordre bourgeois s'accordent avec l'interprétation officiel du crime. D'autre côté, les écrivains de la gauche, y comprennent les communistes, s'opposent au discours officiel et toutes les interprétations bourgeoises de l'affaire.

Le troisième discours que nous avons identifié est le discours artistique. Ces interprétations ne prétendent jamais dire la vérité sur l'affaire. Parfois les interprétations ne ressemblent pas à l'affaire réelle, elles ne prennent l'histoire réelle que comme inspiration pour une autre œuvre. Prenons comme exemple la pièce de theatre de Jean Genet Les Bonnes. Il est vrai qu'il s'agit d'une histoire de deux sœurs qui veulent tuer leur maîtresse mais presque tous les autres détails sont différents. L'affaire Papin est la toile de fond d'autres ouvrages littéraires soit comme référence directe soit comme influence indirecte. Elle est adoptée par certains mouvements intellectuels importants de l'époque notamment les surréalistes et les existentialistes, dont Simone de Beauvoir et Jean-Paul Sartre. Dans le champ de la politique ces interprètes adhérent à l'êxtreme-gauche et ils déplorent l'hypocrisie de l'ordre bourgeois. De Beauvoir, Sartre et d'autres intellectuels de l'époque s'intéressent au crime et aux fait divers, en particulier, de Beauvoir déclarant qu'elle est lecteur avide de Détective dans les années 30. Cependant, s'intéressent en particulier aux crimes qui ont ´une portée psychologique ou socialeª. Les éléments de l'affaire Papin satisfont ce critère parce que le crime met en cause la question de la responsabilité mentale des deux sœurs et la question sociale de la servitude. Ce qui distingue le discours artistique des deux autres discours est l'obsession avec les anomalies psychologiques, la fascination avec les possibilités de la métamorphose, l'admiration des aspects esthétiques de l'acte du crime et le culte de la beauté convulsive. En plus, les écrivains évoquent un sentiment de l'irresponsabilité morale et la liberté individuelle dans leurs interprétations.

Pour la plupart le discours artistique est un reflet du sentiment anti-bourgeois de l'époque. Les interprétations que nous allons examiner présentent une attaque contre le discours officiel et la société bien-pensante. Les surréalistes et existentialistes s'intéressent à l'affaire Papin parce qu'elle met ´à nu les tares et les hypocrisies bourgeoises, abattant les façades derrière lesquelles se déguisent les foyers et les cœursª. Les deux sœurs sont dépeintes comme des martyres par ces intellectuels, comme les victimes de la justice bourgeoise.

Les sœurs Papin étaient lancées comme phénomènes littéraires par les surréalistes avec la parution d'un court article dans les premiers mois après le crime.:

´Les sœurs Papin furent élevées au couvent du Mans. Puis leur mère les plaça dans une maison ´bourgeoiseª de cette ville. Six ans, elles endurèrent avec la plus parfaite soumission observations, exigences, injures. La crainte, la fatigue, l'humiliation, enfantaient lentement en elles la haine, cet alcool très doux qui console en secret car il promet à la violence de lui adjoindre, tôt ou tard, la force physique.

´Le jour venu, Léa et Christine Papin rendirent sa monnaie au mal, une monnaie de fer rouge. Elles massacrèrent littéralement leurs patronnes, leur arrachant les yeux, leur écrasant la tête. Puis elles se lavèrent soigneusement et, délivrées, indifférentes, se couchèrent. La foudre était tombée, le bois brûlé, le soleil définitivement éteint.

´Sorties tout armées d'un chant de Maldoror...ª

Ce commentaire sur le crime est une interprétation à la fois politique et artistique qui est fortement anti-bourgeoise. En premier lieu, dans le premier paragraphe l'image de la servitude humiliante des deux bonnes est fortement renforcée par les écrivains. Les images évoquées ici ressemblent à celles que nous avons remarquées dans les commentaires des communistes, c'est-à-dire qu'elles évoquent la misère, l'isolement et la servitude. En fait, à cette époque les surréalistes sont liés avec la politique de l'extrême-gauche, en particulier à celle du PCF (Parti Communiste Français). Depuis 1929 le mouvement surréaliste a adhéré à la politique et à la philosophie du PCF comme le montre la parution d'une nouvelle revue surréaliste, Le surréalisme au service de la Révolution. Pour les surréalistes le communisme leur donne un moyen concret de justifier leur attaque contre la classe bourgeoise.

En deuxième lieu, dans le deuxième paragraphe les écrivains parlent de la vengeance que les deux bonnes lancent sur leurs patronnes. Il n'y a nulle doute que, selon les surréalistes, les deux victimes méritent leur sort; pour les surréalistes les patronnes représentent le ´malª, et les sœurs n'ont que ´[rendu ce] sa monnaie au malª. Mais ce n'est pas seulement l'idée de la vengeance de classe qui inspire l'enthousiasme des surréalistes pour le crime des sœurs Papin. L'idée du crime comme acte esthétique est souligné dans ce paragraphe. Le manque de repentir chez les bonnes a frappé les surréalistes. Ils décrivent les actions des sœurs après le meurtre, le fait qu'elles n'ont pas fui la scène et qu'elles sont restées calme après une attaque si féroce. Elles font des choses normales: se laver, se coucher. Elles ne montrent d'émotion en fait elles sont ´indifférentesª. En même temps les surréalistes contrastent le comportement des sœurs avec les conséquences de leurs actions; les choses les plus banales sont juxtaposées avec les répercussions plus vastes: ´La foudre était tombée, le bois brûlé, le soleil définitivement éteintª

En troisième lieu, à la dernière ligne de l'article que les deux sœurs sont projetées comme des héroïnes: ´Sorties tout armées d'un chant de Maldororª Maldoror, rebelle et meurtrier, est le personnage principal du poème ´Les chants de Maldororª de Lautréamont (nom de plume de Ducasse) poète du dix-neuvième siècle. À cause des images très violentes le poème était interdit au public pendant quelques années. Grâce à la découverte et transcription des manuscrits originels dans la Bibliothèque Nationale par André Breton, un des premiers surréalistes, le poème est devenu disponible au public. Avec le marquis de Sade, qui est devenu leur symbole de la transgression et la liberté individuelle, Maldoror est adopté comme héros par le mouvement surréaliste. Or, il y a quelques liens entre Maldoror et les sœurs Papin. D'abord l'arme favorite de Maldoror est le couteau et l'image du l'arme perçant une substance douce est peut-être l'image dominante de l'œuvre. Les sœurs Papin utilisent deux couteaux afin de tuer leurs patronnes et elles tuent y une manière très féroce. Ensuite Lautréamont utilise l'image de la destruction du visage comme une source de terreur dans ses œuvres, une image terrifiante parce que nous basons nos attitudes cognitives et nos perceptions sur le visage. On se souvient que les deux bonnes arrachent les yeux de leurs victimes et que le visage de Madame Lancelin est presque détruit par les blessures infligées.

C'est que, les surréalistes voient le crime des sœurs Papin comme un acte esthétique. Leur fascination avec la notion de la beauté convulsive, et en particulier leur obsession avec les meurtrières et les hystériques du dix-neuvième siècle sont évidentes dans leur interprétation de l'affaire Papin. Dans la dernière ligne de son roman Nadja, Breton a souligné cette notion en écrivant ´La beauté sera CONVULSIVE ou ne sera pasª. Le crime des sœurs Papin s'accorde avec cette idée de la beauté convulsive parce qu'on considère que leur acte est un acte de liberté et d'un geste esthétique. Christine et Léa ne sont pas les seules meurtrières célébrées par Breton et les intellectuels de l'époque. Violette Nozieres, qui a tué son père, et Germaine Berton, qui a assassiné Plateau, chef de l'Action Française, parmi d'autres sont célébrées dans la revue surréaliste pendant les années 20 et 30. Les surréalistes célèbrent les Papin parce qu'elles ont commis leur crime d'une manière qui ressemble à la définition d'un acte surréaliste. En effet, le culte de la beauté convulsive et cette théorie de l'acte surréaliste ultime se joignent dans le crime des sœurs Papin.

Breton prétend que l'acte esthétique/surréaliste ultime serait d'aller dans la rue avec un fusil et tirer sur n'importe qui. Cette idée est partagée par le personnage principal de la nouvelle de Sartre: ´Erostateª, Paul Hilbert, est préoccupé par son plan de descendre dans la rue avec son revolver (qu'il garde toujours dans la poche de son pantalon) et tirer sur des passants. Il est obsédé par son crime, et il se compare avec d'autres criminels fameux avant lui, et en particulier il mentionne le cas des sœurs Papin:

´J'ai vu les photos de ces deux belles filles, ces servantes qui tuèrent et saccagèrent leurs maîtresses. J'ai vu leurs photos d'avant et d'après. Avant, leurs visages se balançaient comme des fleurs sages au-dessus de cols de piqué. Elles respiraient l'hygiène et l'honnêteté appétissante. Un fer discret avait ondulé pareillement leurs cheveux. Et, plus rassurante encore que leurs chevaux frisés, que leur col et que leur air d'être en visite chez le photographie, il y avait leur ressemblance de sœurs, leur ressemblance si bien pensante, qui mettait tout de suite en avant les liens du sang et les racines naturelles du groupe familial. Après, leurs faces resplendissaient comme des incendies. Elles avaient le cou nu des futures décapitées. Des rides partout, d'horribles rides de peur et de haine, des plis, des trous dans la chair comme si une bête avec des griffes avait tourné en rond leurs visages. Et ces yeux, toujours ces grands yeux noirs et sans fond comme les miens. Pourtant, elles ne se ressemblaient plus. Chacune portait à sa manière le souvenir de leur crime commun.ª

L'image dominante de cet extrait est celle de la métamorphose des femmes par leur crime. Sartre développe ici son idée que ´le crime coupe en deux la vie de celui qui le commetª. Il implique que tout est changé par le crime, c'est-à-dire qu'après que le crime on devient criminel et on ne peut pas revenir en arrière. Cette idée de la métamorphose ou transformation par le crime est importante pour notre définition du discours artistique que Sartre développe en affirmant que notre connaissance du crime affecte notre perception de l'image des deux sœurs après leur crime. Cette idée que ´chacune [des sœurs Papin] portait à sa manière le souvenir de leur crime commun.ª renforce l'idée de la métamorphose permanente du crime.

Les deux photographies auxquelles se réfère Sartre sont les deux photographies qui sont publiées avec l'article d'Eluard et Peret dans la revue surréaliste en 1933 sous les titres avant et après. Presque tous les journaux ont publié une des photographies ou toutes les deux et certains font la comparaison entre les deux. Comme le souligne Simone de Beauvoir, la question fondamentale de l'époque était comment ces deux bonnes de bon caractère sont devenues des criminelles:

´Avec leurs cheveux ondulés et leur collerettes blanches, que Christine et Léa semblaient sages, sur l'ancienne photo que publièrent certains journaux! Comment étaient-elles devenues ces furies hagardes qu'offraient à la vindicte publique les clichés après le drame?ª

Le discours artistique s'oppose au discours officiel. Nous avons déjà noté, en nous référant à la théorie de Foucault, que la folie est exclue du discours officiel. En revanche, elle n'est pas exclue du discours artistique. Dans certains cas elle est célébrée et est incorporée dans le discours artistique lui-même. A cette époque presque tous les intellectuels que nous avons mentionnés s'intéressent à la notion d'anomalie mentale. Pour les surréalistes, André Breton en particulier, ces anomalies sont des formes d'expression et de liberté individuelle. Dans un article sur la cinquantenaire de l'hystérie paru dans la revue surréaliste en 1928, Aragon et Breton constatent: ´l'hystérie n'est pas un phénomène pathologique et peut, à tous égards, être considérée comme un moyen suprême d'expression.ª Cette fascination avec les anomalies mentales est partagée par de Beauvoir qui raconte comment elle a été convaincue par les surréalistes, André Gide et la théorie de Freud qu'il existe en tout être:

´un "infracassable noyau de nuit" : quelque chose qui ne réussit à percer ni routines sociales ni les lieux communs de langages mais qui parfois éclate, scandaleusement. Dans ces explosions, toujours une vérité se révèle, et nous trouvions bouleversantes celles qui délivrent une libertéª

Le thème de la liberté individuelle domine le discours artistique. Les intellectuels voient le crime comme exemple d'un acte de liberté parce que les femmes ont tué leurs patronnes. En plus, l'idée de transgression lance un défi au déterminisme.

Nous avons déjà remarqué l'affiliation du mouvement surréaliste avec le PCF et l'entrée du mouvement dans la lutte des classes. Il faut souligner que les surréalistes préconisent toujours le refus de l'ordre établi, c'est-à-dire la société bourgeoise. Les deux autres articles qui se trouvent à côté de l'article sur les Papin parlent du refus de l'ordre établi et la volonté de ruiner les valeurs existantes. D'autres intellectuels, comme de Beauvoir et Sartre refusent cet ordre bourgeois bien qu'ils n'adhèrent pas au PCF.

Travaillant, dans les années 30, comme professeur dans la ville provinciale de Rouen, Simone de Beauvoir enseigne les filles de familles bourgeoises. Pour elle, le crime des sœurs Papin est tout de suite intelligible. Elle n'a aucune sympathie pour les victimes bourgeoises qui, à ses yeux, ´méritaient cent fois la mortª. De Beauvoir ne va pas loin chercher les responsables du crime, pour elle l'affaire Papin est un bon exemple des défauts du système bourgeois, de la société elle-même. Elle cite comme exemple l'orphelinat de l'enfance des sœurs et leur servage. Comme les communistes, de Beauvoir condamne le système de ´bienfaisanceª que la société bourgeoise a mis en place:

´L'horreur de cette machine broyeuse ne pouvait pas être équitablement dénoncée que par une horreur exemplaire: les deux sœurs s'étaient faites les instruments et les martyres d'une sombre justice.ª

Ensuite, selon de Beauvoir et Sartre, les cas comme ceux du crime des sœurs Papin et l'assassinat par Gorguloff sont des exemples des ´pensées prélogiques qui foisonnent dans [le] monde civiliséª. Bien que ´déroutésª par la possibilité que les deux femmes souffrissent d'un état de démence, ils continuent de les admirer parce qu'elles servent de bouc émissaire de la société bourgeoise pour, ce qu'un chroniqueur judiciaire appelle ´toute cette jeunesse dévoyéeª Pour la droite dans les années 30, la décadence de la société contemporaine (c'est-à-dire l'acheminement en ruine de la civilisation) est un thème majeur. De Beauvoir et Sartre ont vu dans le discours bourgeois de la décadence une certaine hypocrisie: la société bourgeoise se considère juste et civilisée mais en fait il y a des aspects ´primitifsª qui se trouvent dedans. La notion de l'égalité de toute personne sous la loi n'est pas appliquée à des cas comme ceux du crime des Papin. Bien qu'il reste un doute sur l'état mental des deux sœurs, la société des bien-pensants a demandé une ´expiation sanglanteª, et primitive pour les crimes contre des citoyennes bourgeoises.

Enfin, quoiqu'il soit vrai que certaines interprétations du discours médiatique partagent les mêmes thèmes du discours artistique, ces interprétations artistiques se distinguent à cause de leur capacité de transformer l'affaire. En plus, le discours artistique a plus de liberté de parole que le discours médiatique. Prenons comme exemple l'interprétation des communistes dans L'Humanité. Quoique le PCF soit l'ennemi de l'ordre établi et la société bourgeoise il faut que, pour le moment, le parti fonctionne dans cet ordre. Donc, les communistes ne peuvent pas célébrer l'acte du crime: ´il ne s'agit ici d'approuver le geste des deux sœursª parce qu'ils sont contraints par l'ordre moral de la société. En outre, ils peuvent justifier leur admiration du crime parce que pour eux le crime est symbole de la lutte de classe et ils justifient leur argument en faisant appel aux autres femmes exploitées. Par contre, les intellectuels, en opposant le discours officiel et la moralité établi, sont libres de célébrer et glorifier l'acte du crime parce qu'ils n'acceptent aucune contrainte imposée par l'ordre moral. Ils se considèrent comme étant à l'extérieur de la société et donc l'ordre établi ne s'applique pas à eux. Il y a donc un sentiment d'irresponsabilité morale dans le discours artistique.

En somme, nous avons examiné la façon dont l'affaire Papin est transformé par le discours artistique. Les mouvements artistiques de l'époque ont choisi les sœurs Papin comme héroïnes parce qu'elles avaient été condamnées par la société bourgeoise contre laquelle ces mouvements attaquent. Ces interprétations artistiques sont en même temps des interprétations anti-bourgeois parce qu'elles ne s'accordent avec le discours officiel du crime.

Dans ce chapitre nous avons analysé la construction de l'affaire Papin en examinant les trois discours que se sont construits autour du crime: le discours officiel, le discours médiatique et le discours artistique. En plus, nous avons remarqué que sous-tendant ces divers discours se trouve une polarisation bourgeoise/ anti-bourgeoise qui reflète également les grandes lignes de fracture qui divisaient la France des années 30. Dans les deux chapitres qui suivent nous allons examiner l'interprétation la plus connue de l'affaire, c'est-à-dire la pièce de théâtre Les Bonnes par Genet.

 

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